Résumé pour les pressés :
Grandir c’est choisir n’est-ce pas ? Telle pourrait être la bonne résolution de ce début 2017. Choisissons ! Les contenus de nos enfants, la beauté, la lenteur, l’imaginaire, le temps et l’éthique. L’éthique oui car il faut la protéger cette enfance, coûte que coûte, qu’elle soit réelle ou numérique.
Si vous êtes lecteur de la Souris Grise, vous savez que tout est question de contenu et d’usage. Que bien sûr on peut pratiquer le numérique, même avec des tout petiots. Que les écrans cachent de superbes ressources, belles et intelligents et qu’ils peuvent être de formidables fenêtres ouvertes sur la découverte culturelle. L’enfance est tellement précieuse, ce temps où le temps justement n’a pas cours. Où l’appétit d’apprendre est tellement naturel, où la curiosité est permanente. Par Laure DeschampsDes portables au CP
D’année en année, l’équipement numérique des enfants se fait de plus en plus précoce. Non seulement l’équipement mais désormais les flux. L’exemple du portable personnel est révélateur de cette tendance. Il y a deux ans, on pouvait encore dire que l’achat du premier smartphone était lié à l’entrée au collège.
Mais les écoliers commencent aussi à avoir des téléphones à grand écran dans leurs cartables. En 2016, selon l’étude Junior Connect réalisé par Ipsos, 17% des enfants de 7 à 12 étaient ainsi équipés d’un smartphone – contre 77% chez les 13/19 ans.
Des chiffres globaux qui laissent poindre le phénomène. C’est sur le terrain que l’on peut valider cette tendance. Lors d’interventions dans des classes, les maîtres et maîtresses m’envoient parfois de grands regards étonnés. Ils se rendent compte que certains de leurs élèves, dès le CP, ont des smartphones dans leurs cartables. Et que les jeunes enfants ont une pratique d’Internet et de la vidéo en ligne bien plus régulière que ce qu’ils pouvaient spontanément imaginer.
Les professionnels se rendent comptent aussi que de très nombreux enfants jouent à des jeux totalement inadaptés à leur âge. Pour ne nommer que les plus classiques qui reviennent dans tous les échanges que l’on peut mener partout en France avec des parents et des enfants : Call of Duty (la plupart des version de Call of Duty sont classées Pegi 16 ou Pegi 18) et GTA ( classé Pegi 18 ). Ces deux jeux, même si cela n’est pas facilement mesurable, sont joués, selon nos observations de Souris, partout en France par des enfants à partir de 7/8 ans pour le premier, de 9/10 ans pour le second.
C’est un fait, un constat. Un phénomène qui est loin d’être anodin et qui doit interpeller. Lors des ateliers-rencontres Tabletus d’accompagnement à la parentalité numérique, des parents, justifient les jeux inadaptés de leurs enfants par un laconique : « Tout le monde y joue, alors bon … » Pourtant les enfants, même suréquipés et agiles en numérique, restent des enfants ! Ils sont enfant à 8 ans. A 10 ans. A 12 ans. A 14 ans. Et même à 16 ans. Ils sont enfants encore. Et ils ont besoin de temps : de temps pour apprendre, pour grandir et pour savoir comment réagir face à des contenus destinés à des adultes et à des techniques marketing destinées à des adultes.
La cible marketing des enfants
Les enfants ont toujours été une cible marketing recherchée. Ces prescripteurs en herbe s’avèrent terriblement efficaces pour mener leurs parents vers telle marque de céréales vues à la télé, tel type de basket que tout le monde porte à l’école ou encore tel héros de dessin animé en version mug, carnet, chaussette ou coque de téléphone.
Tout est bon – et ce depuis longtemps – pour attirer l’œil et aiguiser la convoitise de l’enfant, qui ne manquera pas d’en référer à ses parents. Les mini chariots de supermarché lui permettent de s’approprier les premiers gestes de la consommation et ses jeux de cuisine contiennent de faux produits et de vrais marques.
Tous les lieux de l’enfance sont en réalité investis par les marques. D’ailleurs, dès la maternité, les valises bébés regorgent d’échantillons qui payent très cher leur présence pour toucher au plus tôt les ultra consommateurs que sont les jeunes parents. Quand l’enfant grandit, le marketing est tout autour de lui. A la maison par le biais de la TV surtout, dans les rues où les panneaux l’interpellent, lors de ses voyages en train pendant les vacances où on lui offre des pochettes d’échantillons pour l’occuper.
Les sponsors et l’école
A l’école aussi, l’enfant est touché par le marketing. Le sponsoring a investi depuis longtemps l’école. Des marques par le biais de prestataires proposent des animations, gratuites pour les établissements, avec ainsi l’assurance de toucher leurs prescripteurs au plus prés.
Une autre astuce consiste à offrir des produits aux écoles si les élèves en achètent suffisamment – c’est le modèle des abonnements lecture qui sont proposés par tous les maîtres et maîtresses de France. Plusieurs éditeurs font cette proposition. Un autre exemple encore est celui des ventes de chocolats : le fabricant offre 25% de la vente aux établissements pour financer des projets et les enfants se font une joie de proposer le catalogue à toute leur famille.
Tous ces modèles sont évidemment bien malins. Sont-ils tous de bonne guerre marketing et réellement gagnants-gagnants ? Je vous laisse le soin d’arbitrer au cas par cas en mettant dans la balance tous les arguments nécessaires.
Toujours est-il que l’enfant prescripteur est drôlement apprécié des marques.
Merci Mario
En numérique aussi, les marques ont flairé le filon depuis longtemps. Dès le début du développement d’applications pour enfants, elles ont proposé leurs propres applis, gratuites bien sûr, dispensant dans leur environnement des contenus éducatifs.
Par ailleurs, les magasins d’applications regorgent de jeux gratuits, soi-disant pour enfants, qui intercalent des écrans de pub – remplis d’images brutales et de pubs pour des applis qui ne sont absolument pas destinées à la cible des jeunes joueurs.
Les jeux préférés des collégiens sont pour la plupart conçus pour les inciter à acheter des compléments, des atouts, des aides – très vite indispensables s’ils veulent réellement progresser dans le jeu. L’arrivée de Super Mario Run sur l’Appstore et ses 40 millions de téléchargements en 4 jours ont fait couler beaucoup d’encre. Ce bon vieux Mario a de nouveau fait la Une. Aussi parce qu’il fait appel à un bon vieux modèle économique qui a l’avantage pour une fois d’être clair et sans triche. Les trois premiers niveaux, sont gratuits pour tester le jeu. Gratuits et sans pub. Et ensuite, c’est très simple, il faut acheter le jeu. A 9,90€, un prix atypique dans le microcosme applicatif qui pratique des tarifs très faibles, autour des 2€ à 3€.
Ce choix de modèle, pour les applications tout public, est rarissime. Et avec l’équipement de plus en plus jeunes des enfants en outils connectés destinés aux adultes, il va falloir faire preuve de vigilance. Un papa racontait récemment lors d’un atelier Tabletus que son ado avait eu peur en recevant un SMS d’injonction. On lui demandait de rappeler aussitôt à tel numéro si elle ne voulait pas voir son forfait téléphonique bloqué. Le ton du message déjà l’avait déjà choqué. Mais en plus, si elle ne l’avait pas montré à son père, elle aurait sans doute appeler le numéro surtaxé qui s’affichait. Tellement d’adultes se font piéger par ce genre d’arnaques. Et les enfants alors ?
Les enfants Candy Crush
Même chez des éditeurs jeunesse sérieux un glissement marketing grave peut se produire, passant de l’enfant joueur à l’enfant consommateur. Faut-il encore rappeler que quand on est éditeur pour enfants on s’adresse à deux cibles : le joueur ou l’utilisateur qui est l’enfant et l’acheteur ou le consommateur qui est l’adulte ?
Un exemple de cet étrange mélange des genres est celui de l’offre Squla, une entreprise qui travaille pour la France en étroite collaboration avec Nathan : l’éditeur fournit les principaux contenus d’une plateforme d’exercices ludo-éducatifs à laquelle les parents abonnent leurs enfants. Rien de nouveau donc dans l’offre. Par contre une étrange incentive est proposée aux enfants dans la boutique Squla. Les efforts des enfants « seront gratifiés » est-il indiqué. Apprendre mérite apparemment une récompense sonnante et trébuchante. Car les enfants peuvent choisir dans la boutique une carte cadeau de 10 euros chez Cultura pour « acheter des millions de jeux, de livres, d’activités manuelles et plein d’autres choses encore. » Ils peuvent aussi « acheter » une carte cadeaux de 15€ à la Fnac et un chèque cinéma de 10€ à utiliser sur Cinecheque.fr.
Manifestement, l’offre a bonne presse et les adultes ne semblent pas choqués. Qui est ici le joueur ? Qui est ici le consommateur ? Quel imaginaire allons-nous offrir à ces enfants Candy Crush qui travailleront à l’école pour gagner plus d’euros ?
Grandir grâce aux marques ?
Certes, il y a encore plus honteux. Il n’existe pas encore en France de parc Kidzania qui propose comme activité aux enfants de … travailler pour … consommer. 24 parcs ont déjà vu le jour dans le monde. Les enfants reçoivent à leur arrivée 50 kidZos, l’argent du parc, qu’il peuvent garder sous forme de billets papier ou transférer sur leur carte de crédit ( il y a des distributeurs dédiés ensuite dans le parc). Ah, ils sont aussi dotés d’un bracelet de géolocalisation pour que leurs parents installés dans le centre commercial d’à côté ne s’inquiètent pas. Les animateurs, à l’entrée du parc, souhaitent aux enfants de passer « une journée productive ». Car à l’intérieur, ils vont travailler et être rémunérés pour. Le seul objectif est donc de travailler pour gagner de l’argent et pour consommer.
Mais attendez, les enfants ne vont pas travailler chez n’importe qui ! La plupart des activités se déroulent dans des univers de marques. Ce sponsoring étant très sérieusement présenté comme un argument éducatif. Les enfants vont ainsi créer des spots de pub dans l’agence Grey; apprendre la chaîne de fabrication des smoothies Innocent; cuisiner des burgers chez Gourmet Burger Kitchen et changer les pneus d’une formule 1 Renault.
Vous pensez qu’il s’agit d’un film de science fiction ? Hélas non : les adultes n’ont rien trouvé de mieux pour leurs enfants que de les préparer à leur vie future de bon petits soldats de la consommation, de leur apprendre l’équité et la justice – si vous êtes diplômés dans Kidzania, vous gagnez mieux votre vie – et surtout d’utiliser leurs jeux pour leur faire apprécier dés très jeunes des marques qu’ils consommeront en tant qu’adultes plus tard. Quant on sait la réalité du travail des enfants dans certaines zones du monde, le cynisme atteint son comble.
Bien évidemment, l’activité d’imitation est un jeu classique chez les enfants et très appréciée d’eux : ils adorent faire semblant de cuisiner, de servir au restaurant, d’acheter, de passer les articles en caisse, de bricoler, de donner un cours ou de s’asseoir derrière un bureau pour travailler comme des parents. C’est la seule bonne idée de Kidzania, de créer un espace géant de jeu d’imitation. Mais le modèle va bien au delà : les marques sont présentes partout, l’argent est roi et tout le parc singe de manière affligeante le modèle capitaliste.
Protégeons l’enfance numérique
Grandir c’est choisir. Telle pourrait être la bonne résolution de ce début 2017. Choisissons ! Les contenus de nos enfants, la beauté, la lenteur, l’imaginaire, le temps et l’éthique. L’éthique oui car il faut la protéger cette enfance, coûte que coûte, qu’elle soit réelle ou numérique.
Les enfants équipés de plus en plus tôt d’outils et d’appareils connectés vont devenir une cible bien plus facile à toucher. Ils ont dans leurs poches et dans leurs cartables un canal idéal pour les contacter. Pour leur faire, comme à vous, des propositions commerciales, des promesses de bons cadeaux et des attrape nigauds.
Protégeons l’enfance numérique ! Celle qui nous porte vers des imaginaires merveilleux. Qui laisse libre cours à la créativité. Et qui met l’écran au service du jeu et du rire partagé.